Avant l’indépendance (A), les conditions d’existence du droit international privé n’existaient pas en
raison du cloisonnement entre les communautés et du pluralisme de l’ordre juridique4. Ce n’est qu’à
l’indépendance, avec l’unification de la justice et de la législation, que verra le jour le droit
international privé tunisien (B)
A : Avant l’indépendance
On ne peut pas faire l’historique du droit international privé tunisien, sans étudier le système du droit
musulman(1) qui a été appliqué en Tunisie du moins en matière de statut personnel, jusqu’à
l’indépendance. Il a influé très longtemps sur le droit international privé tunisien et permet de
comprendre les deux autres étapes connues avant l’indépendance, la période capitulaire(2) et la
période du protectorat (3)
1/ Le système du droit musulman
Le système du droit musulman, alors applicable en Tunisie, est un système de personnalité de droit
dans lequel chaque individu relève de la compétence des tribunaux et de la loi du groupe religieux
auquel il appartient : les musulmans aux tribunaux musulmans qui leur appliquent la loi musulmane ;
les autres -non musulmans- aux tribunaux non musulmans qui leur appliquent leur propre loi
religieuse.
On distinguait parmi les non musulmans ceux avec lesquels l’Islam était en djihad - harbis, koffars ou
mochrikkines- en vue de les convertir ou de les combattre (les apostats-murtaddins et les
shismatiques) et ceux avec lesquels les musulmans étaient liés par un pacte.
Celui-ci pouvait être provisoire ou permanent : le premier est « l’aman », institution trouvant sa base
juridique à la fois dans un verset coranique et dans une tradition du prophète et permettant aux non
musulmans originaires de « dar el harb », les commerçants, notamment, de séjourner pendant une
durée limitée en terre d’Islam en toute sécurité quant à leur personne et leurs biens5.
Le deuxième est le pacte de « dhimma », conclu avec les représentants des communautés non
musulmanes appartenant à l’une des autres religions révélées et qui vivaient en terre d’Islam d’une
manière permanente. Ces derniers étaient soustraits à la justice et au droit musulman6. Quant aux
bénéficiaires de « l’aman », il semblerait qu’on leur appliquait, pendant leur séjour en terre d’Islam, les
mêmes règles.
Le système de personnalité du droit fondé sur un critère religieux a été introduit en Tunisie au 7ème
siècle quand celle-ci devint musulmane et il persista jusqu’à l’indépendance, en matière de statut
personnel. Les Tunisiens juifs étaient soumis à la loi mosaïque et relevaient de la compétence des
tribunaux rabbiniques. Les Tunisiens musulmans, quant à eux, relevaient de la compétence des
tribunaux charaïques qui leur appliquaient le droit musulman.
En raison de ce cloisonnement entre les communautés, il ne pouvait pas y avoir de conflits de lois. Les
tribunaux du charaâ connaissaient des conflits entre musulmans et ils appliquaient la loi musulmane,
de même en était-il des tribunaux rabbiniques qui ne connaissaient que de litiges entre juifs tunisiens
et appliquaient la loi mosaïque.
Est-ce à dire pour autant que le droit musulman ignorait la science des conflits de lois ? C’est ce que
l’on enseigne généralement7, mais cette affirmation doit être nuancée, du moins sur le plan théorique.
Pour savoir si le droit musulman connaît les conflits de lois il faut répondre à deux questions : d’abord
à celle de savoir si le juge musulman est compétent pour connaître des différends entre non
musulmans et ensuite s’il peut, une fois cette compétence admise, appliquer un droit autre que le droit
musulman.
Les auteurs classiques ont résolu la première de ces questions de la manière suivante et ce, à partir
des versets 42 à 49 de la sourate V du coran : la compétence du juge musulman est exclusive dans
toutes les matières relatives à la sécurité des personnes et des biens se trouvant en terre d’islam, qu’il
s’agisse de musulmans ou de non musulmans ; la loi applicable est la loi musulmane ; En matière de
« statut personnel » (concept inconnu du droit musulman : le domaine de la personnalité des lois en
islam était plus large et recouvrait certaines obligations), la compétence du juge musulman est
virtuelle : elle est soumise à la condition que les dhimmis renoncent à leurs propres juridictions et
saisissent le juge musulman, ce dernier ayant la faculté de décliner sa compétence8.
Cette solution de la compétence virtuelle du juge musulman pour connaître des litiges entre dhimmis,
en matière de statut personnel a, semble-t-il continué à être mise en oeuvre jusqu’à l’abolition de la
justice religieuse en Tunisie. La justice charaîque, selon F.Luchaire, était théoriquement compétente
même lorsqu’aucun de ses justiciables n’était en cause, c’est-à-dire dans les litiges opposant des non
musulmans, en matière de statut personnel9.
Compétent pour connaître des litiges entre dhimmis en la matière, le juge musulman peut-il pour
autant leur appliquer leur propre loi religieuse ? A partir des mêmes versets, 42 à 49, certains
répondaient par la négative, d’autres par la positive. Selon la première thèse, le juge musulman saisi
d’un procès opposant des dhimmis, en matière de statut personnel, doit appliquer le droit musulman à
l’exclusion de tout autre droit. Une telle interprétation des versets coraniques exclue l’émergence de
conflits de lois, le juge compétent n’étant autorisé à appliquer que sa propre loi. Il n’y a pas alors de
dissociation entre la compétence judiciaire et la compétence législative, sans laquelle il ne peut exister de
conflits de lois.
Mais une deuxième interprétation a été faite des mêmes versets : selon celle-ci, le juge musulman, s’il
est saisi par des dhimmis, leur applique leur propre loi religieuse, sauf si elle est contraire à des
prescriptions coraniques. Des règles applicables aux dhimmis en matière de statut personnel, ont
d’ailleurs été élaborées. Ces règles appelées « Siyar » comprenaient des règles de conflit, applicables
notamment quand le litige opposait des dhimmis de religions différentes (par exemple un juif et un
chrétien) ou de même religion étant entendu que lorsque le litige oppose un musulman à un dhimmi
seuls les tribunaux musulmans sont compétents et la loi musulmane est seule applicable selon le
principe du privilège de la religion musulmane.
Sur le plan théorique et, conformément à cette deuxième interprétation des textes sacrés, des conflits
de lois sont possibles dans le système du droit musulman. Mais sur le plan pratique, les dhimmis ne
portaient jamais, leur église le leur interdisait, leurs différends devant le cadhi musulman, ce qui a fait
que la science des conflits de lois ne s’est pas développée en Islam.
’institution de l’aman accordée aux non-musulmans de passage en terre d’Islam donna plus tard
naissance aux capitulations.
2/ La période capitulaire
Les capitulations, comme leur nom ne l’indique pas, sont des traités internationaux conclus entre
Etats souverains. Le système capitulaire s’étend du moyen âge (Capitulation de 1535 conclue entre
François premier et Soliman le magnifique) au protectorat. C’est surtout à la fin du seizième siècle,
quand la Tunisie devint une province turque, que le système capitulaire se développa. Au dix
neuvième siècle, la plupart des puissances européennes en bénéficièrent.
L’objet des capitulations était d’accorder aux étrangers ressortissants des nations chrétiennes et plus
tard européennes, la liberté de commerce et de navigation, l’inviolabilité du domicile, la liberté
religieuse, l’exemption fiscale, des privilèges judiciaires, des immunités et privilèges diplomatiques et
consulaires.
Les ressortissants des puissances capitulaires étaient soustraits à la justice et à la loi locale. Ils
relevaient de la compétence de leur consul10 . La répartition de la compétence entre les tribunaux
consulaires des différentes puissances européennes se faisait de la manière suivante : les différends
opposant des étrangers sujets de la même puissance capitulaire relevaient de la compétence de leurs
consuls nationaux ; ceux opposant des étrangers de nationalités différentes étaient soumis à la
juridiction consulaire de la nationalité du défendeur.
Ne relevaient de la compétence de la justice tunisienne que les procès s’agitant entre étrangers et
tunisiens et dans lesquels un représentant du consul (drogman) devait être présent. Cette règle était
prévue dans tous les traités conclus entre la Tunisie et les puissances capitulaires11. Cependant ces
tribunaux mixtes n’ont jamais fonctionné car de tels litiges étaient portés devant les tribunaux
consulaires12. Ceux-ci appliquaient leur propre droit international privé. Le consul anglais, le droit
international privé anglais, le consul italien le droit international privé italien. En matière de statut
personnel, ils appliquaient généralement la loi nationale lorsque le litige opposait deux nationaux en
matière de statut personnel et, quand il s’agissait du statut personnel international, leur propre règle
de conflit, en faisant une large application de la loi nationale.
Les consuls de France, rapporte Monsieur Maurice Nizard, ont appliqué la loi nationale au statut
personnel à partir de la promulgation du code civil en 1804, conformément à l’article 3 alinéa 3 tel
que bilatéralisé par la jurisprudence13 : « Antérieurement au code civil, l’Ancien droit appliquait au
statut personnel, la loi du domicile. Mais la notion de domicile était liée à celle de sujétion politique. Il
est donc probable que le consul de France ait soumis, même avant la promulgation du Code civil, le
statut personnel de l’étranger aux lois de son pays d’origine, d’autant plus que, la loi française étant
écartée, il ne pouvait être question d’appliquer à un chrétien la loi musulmane »14.
Le protectorat français supprimera les capitulations et à la pluralité de droits internationaux privés
succédera le droit international privé français.
3/ La période du protectorat français
Durant le protectorat, deux ordres juridiques vont coexister, l’ordre juridique français (1) et l’ordre
juridique tunisien (2)
1 : L’ordre juridique français :
Le 27 mars 1883, peu après l’installation du protectorat, les tribunaux français de Tunisie furent
installés et prirent la place des tribunaux consulaires français .
En même temps, la France invita les puissances consulaires à renoncer à leur privilège juridictionnel.
Le décret du 5 mai 1883 étendant la compétence des tribunaux français aux nationaux des puissances
dont les tribunaux consulaires sont supprimés, a, dans son article unique prévu que : « Les nationaux
des puissances amies dont les tribunaux consulaires seront supprimés deviendront justiciables des
tribunaux français dans les mêmes cas et conditions que les français eux-mêmes »15.
Avec la renonciation par les puissances capitulaires de leur privilège juridictionnel, les conflits de lois
internationaux relevèrent de la compétence exclusive des tribunaux français de Tunisie. Un décret du
31 juillet 1884 étend ainsi la compétence des tribunaux français à toutes les affaires civiles et
commerciales dans lesquelles des européens sont en cause, en qualité de demandeurs ou de
défendeurs. Tout procès, opposant un tunisien à un étranger ou des étrangers entre eux de même
nationalité ou de nationalité différente devient ainsi de la compétence des tribunaux français.
Ceux-ci appliquaient leur propre règle de conflit. Cependant, les règles de conflit françaises étaient
adaptées à la situation tunisienne. Par exemple, en matière de statut personnel, si l’application de la
loi nationale au statut personnel s’imposait en raison de l’article 3 alinéa 3 du code civil, elle avait un
champ plus large qu’en France. Ceci s’explique par deux raisons ; La première résulte du fait que les
puissances consulaires n’ont renoncé à leur juridiction consulaire qu’à la condition que les tribunaux
français appliquent à leurs ressortissants leur loi nationale en matière de statut personnel. Or, pour
certains pays, comme l’Italie, le domaine de la loi nationale devait, selon l’article 22 du traité italofrançais
englober : « le statut personnel et les rapports de famille, les successions et donations et, en
général toutes les matières réservées par le droit international privé à la législation de chaque
étranger »16.
Par le biais de la clause de la nation la plus favorisée, toutes les anciennes puissances capitulaires ont
bénéficié de l’extension du domaine de la loi nationale accordée aux ressortissants italiens17. La
deuxième raison est la situation objective devant laquelle se trouvaient les tribunaux français de
Tunisie. L’application des règles de conflit françaises optant pour le rattachement au domicile, comme
en matière de divorce d’époux de nationalités différentes, se heurtait, dans l’hypothèse d’un domicile
en Tunisie à une loi « introuvable, aussi longtemps que les tunisiens sont eux-mêmes régis par des lois
différentes suivant la religion à laquelle ils sont rattachés »18.
Dans l’ensemble donc, les règles de conflit françaises applicables par devant les tribunaux français de
Tunisie étaient infléchies afin de tenir compte des traités internationaux et de la situation juridique en
Tunisie caractérisée par un pluralisme juridique en matière de statut personnel, spécialement.
2 : L’ordre juridique tunisien
L’ordre juridique tunisien avant l’indépendance était hétérogène. Si l’on excepte les tribunaux
français, il y avait au moins trois ordres juridictionnels.
Les tribunaux charaïques étaient compétents pour connaître des litiges entre tunisiens musulmans et
aussi des litiges opposant des musulmans ressortissants d’Etats musulmans à l’exclusion des
musulmans ressortissants d’Etats non musulmans (Etats européens)19.
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